Le plus dur quand la fin approche, c’est d’affronter les autres. C’est de savoir que tu ne les reverras plus, ou du moins pas avant longtemps. C’est la peur de la sensation de vide après le grand saut. Ou encore, c’est la peur du Rien. Que rien ne se passe, que l’existence soit terminée, tout soit fini. Que tu ne sois plus, tout simplement.

Ma fin, je ne l’ai pas vue venir. Je ne m’en souviens même plus. Et c’est tout aussi dur. Alice me manque, elle me manque incroyablement. C’en est presque insoutenable. Chaque seconde de ce temps inflexible, je pense à toi. Derrière mon sourire, derrière mes éclats de rire et la joie que je me fatigue à transmettre, tu es là. Alice, c’est si dur sans toi. J’ai peut-être une seconde vie maintenant, mais le Rien, le Vide… Je le ressens et ça me tue de l’intérieur.
Alice, j’espère que tu vas bien. J’espère que tu n’es pas trop triste.

Un long soupir s’échappe de ma gorge serrée, faisant voleter une mèche blanche de mes cheveux. Je pose le stylo sur le matelas de paille et contemple mon œuvre, les yeux las. Dans un profond grognement, je parviens à me mettre debout. Je m’étire tout en lâchant négligemment la feuille de papier griffonnée sur un tas de papier sali de la même façon. On m’avait dit qu’écrire faisait du bien, que mettre ses idées noires sur des mots pouvait soulager n’importe qui. Je ne sais pas si ça fonctionne, mais vu la faible quantité d’encre qu’il reste dans mon stylo, mes doutes augmentent à petit feu.
Toujours est-il que je connais un remède plus efficace à la tristesse : parler, faire la fête, rire !

L’enthousiasme revenu au galop, je cours vers l’escalier qui mène à l’Auberge, espérant rencontrer de nouvelles personnes.

Quand j’ouvre la porte des tenanciers, je ne peux empêcher un immense sourire de se former sur mon visage. Des visages que je connais s’éclairent en me voyant, des mains me font signe, des voix plus ou moins lointaines m’appellent. Oui, c’est tout ce dont j’ai toujours voulu. Être aimée, avoir un petit chez soi, avoir des occupations qui me passionnent. Mes yeux se posent à tour de rôle sur les tables occupées. Sirène, homme-ours, grand arbre, fantôme ou femme à tête de pieuvre… toute cette diversité, jamais je ne pensais voir tout cela un jour.
J’aperçois Mima, la femme qui m’a accueillie il y a déjà plusieurs années j’imagine, qui m’aide à tenir la boutique. Je la rejoins en lui glissant à l’oreille qu’elle peut aller se dégourdir les pattes à l’extérieur, que je prends le relai. Sans un mot, elle acquiesce en souriant, et je ressens une douce chaleur s’emparer de moi. Son Don m’impressionnera toujours.

« Bon ! »

Je monte sur un tabouret et fait cliqueter une cuiller sur un bol, pour attirer l’attention de tout le monde.

« Pour ceux qui ne connaissent pas, je vous souhaite la bienvenue à l’Auberge du Poney-qui-Fume ! Vous y trouverez tout ce que vous souhaitez, à peu de choses près. Ici on rit, on passe un bon moment, on discute, on se bagarre gentiment, on joue. Moi c’est Leona, jeune et belle tenancière de cette bâtisse. Gare à ceux qui vont trop loin, ils se prendront un coup de torchon sale. Vous me trouverez un peu partout, j’aime bien discuter avec vous. »

Sous quelques applaudissements et surtout de nombreux rires, je descends de mon piédestal et rend son bol à son propriétaire en lui adressant un sourire navré.

Enfin, l’ambiance que j’aime tant va pouvoir me faire oublier ce que je ressens vraiment. Il y a un milliard de raisons de me rendre heureuse à cet instant. Un milliard.
Un milliard…
…